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Regard sur son oeuvre

 

Dans son analyse de la naissance de la pensée économique au Canada français, un de ses anciens étudiants, devenu économiste, souligne qu'Édouard Montpetit fut le premier économiste du Québec "vraiment formé par des études régulières et vraiment consacré à l'enseignement des sciences économiques".(1)

 

Pour Angers, l'oeuvre de M. Montpetit fut "une oeuvre d'économiste apôtre et fondateur, dans un pays où les textes trop savants n'auraient été achetés ni lus par personne. Les conditions dans lesquelles il travaille : multiplicité des cours, même non économiques, secrétariat de la nouvelle université de Montréal, missions gouvernementales et commissions d'enquête, mais plus que tout peut-être, la nécessité de convaincre d'abord le public de l'importance d'une pensée et d'un enseignement économiques, détourneront le professeur d'un travail d'étude en profondeur. Mais il fut exactement l'homme dont nous avions besoin à ce moment, et qui a ouvert la voie à tous ceux qui sont venus depuis."(2)

 

Pour bien comprendre son oeuvre, il faudrait la resituer dans le contexte idéologique, économique, culturel des premières décennies du XXème siècle, ce qui dépasse de beaucoup les quelques remarques de ce texte. Au risque de caricaturer, signalons simplement que deux champs de forces conflictuelles complémentaires se disputent le Québec d'alors(3) : d'une part la dominance du clergé catholique au sein des structures socioculturelles et d'autre part un processus d'industrialisation capitaliste(4) (capitaux britanniques auxquels viennent se greffer des capitaux américains qui de plus en plus intégreront et orienteront l'économie québécoise en fonction des réseaux nord-américains).

 

Dans ce contexte, il nous semble que l'oeuvre d'Édouard Montpetit tente de faire naître une "science" économique locale, en essayant tant bien que mal de dégager le discours "économique" de sa gangue de "Doctrine sociale de l'Église catholique selon Léon XIII" et d'initier les francophones aux rouages de l'économie et à son importance. C'est ce qu'il fait par ses cours et conférences - c'est ce qui nous vaut en 1931, la publication de Sous le signe de l'OR, où il présente le système monétaire canadien tel qu'il fonctionnait à cette époque, ainsi que la publication en 1935 de Les cordons de la bourse où il expose le mécanisme du budget de l'État "dans la lourde tâche d'imprimer une direction rationnelle au développement économique de la province". En 1936, il souhaite que l'on dresse un inventaire des ressources naturelles du Québec qui servirait de base à une politique économique de mise en valeur et de développement.(5)

 

En 1938, il entreprend la publication d'une série de trois volumes qui rassembleront les principaux thèmes économiques et sociaux qu'il a traités au cours de ses trente années de carrière. Ces textes seront regroupés sous le titre de La Conquête économique. (Tome I, Les Forces essentielles, Tome II, Étapes, Tome III, Perspectives, Montréal, B. Valiquette, 1938, 1940, 1942.)

 

Il y invite, entre autres, les francophones à revivifier leur culture face à une mécanisation envahissante : "Que vaut notre civilisation quantitative et mécanisée? Je la crois dangereuse pour nous (...) Être ou ne pas être. Choisissons d'être malgré tout. Ce qu'il faut c'est nous adapter à la civilisation mécanisée en conservant nos traits, c'est même utiliser cette civilisation à préserver nos qualités natives. J'estime qu'on peut y arriver. (...) préserver une architecture différente, un mobilier distinctif, un art décoratif"(6).Mais pour ce faire, il faut non seulement en parler mais le vivre. Il incite ses concitoyens à s'intéresser à l'économie : "Le progrès économique qui menace de s'accomplir sans nous, peut-être contre nous, révèle les faiblesses auxquelles remédier, et même les actes auxquels passer pour sauver une part du patrimoine ancestral... Nous avons duré par la chair plus que par l'esprit."(7) Il invite ses concitoyens à faire preuve de solidarité économique en prônant "l'achat chez nous". Alors que plusieurs de ses contemporains proclament encore : "Emparons-nous du sol", il reprendra avec Errol Bouchette : "Emparons-nous de l'industrie." En bon académicien qu'il était, il y ajoutera : "Emparons-nous de la SCIENCE ET DE L'ART." Il invite ses concitoyens à s'organiser, à s'entraider, à s'informer, à étudier et à faire preuve de créativité afin que leur culture française puisse laisser sa marque, rayonner dans le temps et l'espace nord américain.

 

En tant qu'intellectuel du début du XXème siècle, Édouard Montpetit est résolument tourné vers la France, sa culture et sa tradition intellectuelle. Il publie en 1920, Au service de la Tradition française, (Montréal, Bibliothèque de l'Action française). Il y souligne son respect pour Faguet, Barrès, Veuillot... démocratie, justice sociale, patrie et catholicisme.

 

En 1937, il publie D'Azur à trois lys d'or (Montréal, Éd. de l'A.C.F.), où il se fait le promoteur de la culture française et en Amérique. Il reprend ce thème en 1941 dans Reflets d'Amérique (Montréal, B. Valiquette). Il y invite les francophones à mettre leur culture "au service de nos traditions : religion, langue, droit, paroisse, famille, personnalité".

 

En conclusion, l'oeuvre d'Édouard Montpetit nous apparaît comme une oeuvre de transition. Par ses thèmes de religion, patrie, famille... elle participe, sur le plan du discours tout au moins, à la reproduction de l'ancien régime clérical des premières décennies du XXème siècle. Par ses thèmes de rationalité économique, de contrôle des ressources naturelles, de solidarité économique, par sa volonté de réorienter l'éducation au Québec vers l'enseignement technique et les sciences sociales (économie, politique, sociologie...), elle participe à l'émergence d'un futur régime technocratique, c'est-à-dire à ce qu'on appellera la "modernisation du Québec"(8), suite au retrait du clergé des affaires publiques (santé, éducation...) et à son remplacement par l'État dans les années 1980.(9)

 

Notes

1. F.A. Angers, Naissance de la Pensée Économique au Canada français, Revue d'Histoire de l'Amérique française, septembre 1961, p. 224.

2. Ibid.

3. D'autres rapports de force viennent surdéterminer le rapport clergé/capitalistes, d'autres champs d'attraction contribuent à structurer/déstructurer le Québec d'alors, par exemple le rapport du rural et de l'urbain, le rapport gouvernement provincial/gouvernement fédéral, etc.

4. À ce sujet voir : D. Monière, Le développement des idéologies au Québec, Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1977, en particulier les chapitres 6 et 7; F. Dumond, Idéologies au Canada français 1900-1929, Québec, P.U.L., 1974.

5. Ces prises de position font dire à J. J. Simard que Édouard Montpetit est un des précurseurs du "progressisme technocratique". (La longue marche des technocrates, Montréal, Éditions coopératives Albert St-Martin, 1979).

6. Op. cit. T.II, p. 132-133.

7. Ibid, P. 257-258.

8. H. Guindon, "La modernisation du Québec et la légitimité de l'État canadien" dans Recherches sociographiques, 1978, p. 337-367.

9. En plus des livres de É. Montpetit cités dans cet article, l'étude réalisée par R. Joubert, (É. Montpetit, sa vie, son oeuvre, Montréal, Éditions Élysées, 1975), m'a été très utile. Elle contient une bibliographie complète de son oeuvre ainsi qu'une biographie chronologique.
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